Analyse

Investissements dans les terres cultivables face aux défis de la gouvernance en Afrique

La ruée vers les terres agricoles africaines a créé de nouvelles opportunités pour des élites locales de s’approprier des rentes provenant des ressources foncières peu valorisées jusqu'à présent.
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Nigna Latifa, 26, carries a basket of freshly harvested cotton, outside the Zorro villager, Burkina Faso.

Nigna Latifa, 26 ans, porte un panier de coton fraîchement récolté à l’extérieur du village de Zorro, au Burkina Faso. Photo: Ollivier Girard/CIFOR

Une version de cet article est déjà parue dans The Broker.

La ruée vers les terres agricoles africaines a créé de nouvelles opportunités pour des élites locales de s’approprier des rentes provenant des ressources foncières peu valorisées jusqu’à présent. Cela a stimulé la formation de nouvelles coalitions locales influentes au service des intérêts du capital international. En conséquence, cela compromet sérieusement la qualité de la représentation de la société, ainsi que le potentiel indispensable des investissements dans le secteur agricole à contribuer à la réduction de la pauvreté rurale.

L’intérêt des investisseurs étrangers dans les terres agricoles s’est accru suite aux crises des prix alimentaires et énergétiques au milieu des années 2000. Les investisseurs, qui ne disposent pas de fonds ou capacités pour investir réellement dans les terres, se reposent sur le profit découlant de la hausse des valeurs foncières; d’autres sur les perspectives favorables à long terme des marchés internationaux de produits de base. Pour les agro-industries plus établies, la nécessité de réduire les coûts de production les encourage de faire des incursions au-delà des frontières agricoles, en Amérique latine et en Asie, loin des centres de production traditionnels. Ceci amène finalement beaucoup d’investisseurs en Afrique, où les terres agricoles fertiles sont relativement peu chères et apparemment abondantes.

Peu de personnes contesteraient le fait que l’investissement dans le secteur agricole est urgent en Afrique. Selon le Forum d’Experts de Haut Niveau sur Comment Nourrir le Monde en 2050, par exemple, l’investissement moyen net annuel dans l’agriculture des pays en voie de développement doit augmenter de 83 milliards de dollars, soit l’équivalent de près de 50% des niveaux d’investissement actuels. Un nombre croissant d’études soulève cependant des questions importantes pour savoir si les modèles dominants d’investissement, se basant sur des plantations en monocultures sur des vastes superficies, sont la meilleure forme d’investissement agricole. Ces types d’investissements génèrent souvent des emplois précaires et mal rémunérés, sans créer des liens productifs significatifs. De plus, ils provoquent le déplacement involontaire des populations rurales pauvres qui ne détiennent pas la propriété sécurisée de leurs terres, ainsi que la destruction de zones importantes pour le maintien de la diversité biologique.

Ces résultats semblent malheureusement être la règle plutôt que l’exception. Ce dernier point soulève de nombreux défis importants pour la gouvernance, non seulement sur la façon dont les investissements dans les terres cultivables sont réglementés, mais aussi la manière dont les processus de mondialisation prennent généralement forme en Afrique. Les recherches menées en Ethiopie, au Ghana, au Nigeria et en Zambie montrent que, malgré les différences marquées des niveaux de reconnaissance et de protection juridiques des revendications coutumières ainsi que de la qualité de gouvernance, il n’existe curieusement pas de différence concrète entre les pays; ni dans les aspects procéduraux, tels que le degré de consultation avec les communautés touchées et le paiement d’indemnités pour la perte de terres, ni dans les impacts. Cet aspect a été exploré plus en détail dans le livre La gouvernance des investissements à grande échelle dans des terres agricoles en Afrique sub-saharienne. Une raison pourrait être la facilité avec laquelle les garanties statutaires sont ignorées ou (ré)interprétées dans la pratique. Cette facilité met en évidence l’influence déterminante des institutions nationales de régulation ainsi que des enjeux structurels sociaux et économiques, par opposition à la loi, sur les résultats.

Dans la plupart des pays africains, les enjeux liés au post-colonialisme, à l’ethnicité, à la légitimité du secteur public et à la représentation symbolique des états ont affaibli la qualité de la représentation de la société et ont soutenu des systèmes politiques ambigus. L’un est représenté par les partis politiques modernes et l’autre par des institutions «coutumières» telles que les systèmes de chefferie. Puisque le système politique formel tend à intégrer des préjugés urbains solides, les institutions coutumières représentent généralement la forme la plus tangible de participation politique dans les zones rurales. Malgré les efforts de l’ère postindépendance pour freiner l’autorité de la chefferie, les institutions de chefferie se sont avérées dans la plupart des pays africains étonnamment résistantes. Elles sont de plus en plus exploitées par les états à des fins politiques, pour influencer les décisions de vote et sensibiliser les communautés aux politiques et initiatives gouvernementales par exemple. Il est largement admis que les échecs d’établissement des nations ont incité une «résurgence des chefs».

Le droit de faire des transactions foncières a pris un nouveau sens, puisque les terres agricoles africaines deviennent un bien de plus en plus convoité et précieux. Dans les pays où les chefs ont le droit de donner en location les terres de la communauté, beaucoup donnent, pour leurs simples gains individuels, des terres qui sont activement utilisées pour l’agriculture de subsistance, le pâturage et la collecte de produits forestiers. Même dans les pays où la nationalisation des terres a supprimé ces droits de chefferie, les chefs exercent encore une influence de facto importante quand il s’agit de décider sur l’affectation des terres.

À bien des égards, les intérêts des nombreux acteurs étatiques, des élites coutumières et des investisseurs dans les terres agricoles sont parfaitement alignés, malgré les tensions historiques. L’état et les élites coutumières veulent des investissements et souvent les communautés d’accueil les souhaitent également, du moins au début. Un discours de modernisation très occidentalisé prévaut dans une grande partie de l’Afrique : les investissements sont promus, souvent sans qualification, comme étant bienfaisants car ils visent à apporter le progrès et la civilité à travers de l’emploi, de l’introduction d’une production intensive en termes d’intrants et de capital, ainsi que d’une infrastructure moderne. Les communautés rurales, à court d’argent et négligées, veulent les mêmes choses et sont facilement soumises face à ces perspectives. L’État emploie régulièrement des idéologies discriminatoires sur les pratiques coutumières d’utilisation des terres, en soutenant souvent que les terres sans maisons ou cultures permanentes seraient «inutilisées» et «improductives», les moyens de subsistance non sédentaires seraient archaïques et les utilisations des terres impliquant les incendies ou l’itinérance seraient par définition destructeur de l’environnement. De nombreux Africains sont prêts à abandonner un grand nombre de leurs pratiques culturelles et économiques en échange de services urbains, ou du rêve de ceux-ci.

Un autre point important est que les états sont très peu incités à représenter correctement la population rurale. Bien que la décentralisation fiscale soit destinée à améliorer la réactivité de la société, les gouvernements locaux sont de plus en plus incités à suivre les investisseurs, car ceux-ci offrent l’une des rares sources matérielles de revenu, par exemple par le paiement de rentes foncières et de taxes sur les revenus des sociétés et les salaires. Comme la plupart des investisseurs s’engagent à développer l’infrastructure sociale et physique, les projets d’investissement promettent de soulager non seulement la génération de revenus internes des gouvernements locaux, mais également leur fardeau de la prestation de services. Ces conflits d’intérêts ne sont pas seulement limités aux gouvernements locaux. De nombreuses agences promouvant les investissements sont également chargées de réguler les investissements; de nombreux hauts fonctionnaires ayant des fonctions réglementaires sont souvent impliqués à titre non officiel afin de faciliter les transferts de terres, ou sont embauchés en tant que «consultants» par les compagnies. En outre, de nombreux chefs ont des intérêts personnels dans les projets d’investissement. Les frontières entre le public et le privé sont souvent floues dans la pratique.

Les organismes chargés de soutenir les garanties sociales et environnementales, notamment les organismes de protection de l’environnement, sont généralement un produit de l’assistance technique occidentale. Étant donné que ces garanties sont donc mal institutionnalisées, ces organismes manquent souvent de capacités d’exécution et sont activement découragés «d’entraver le développement» par d’autres organismes gouvernementaux. Les contestations ne viennent pas non plus de la part des communautés touchées. Elles sont généralement peu enclines à contester les atteintes aux droits en raison de leurs attentes élevées de perspectives de développement, leur respect de l’autorité des chefs et leur manque de connaissances ou de capacités à revendiquer leurs droits juridiques. En outre, puisque les négociations sur les terres sont souvent secrètes et opaques, les organismes de la société civile manquent souvent des occasions importantes pour contester (par exemple pendant la période qui précède la conclusion des termes des transactions foncières). Dans des pays tels que l’Éthiopie et le Nigeria, ces organismes sont également entravés activement par l’État.

Les discussions actuelles sur la gouvernance des terres cultivables ont été éclipsées par les débats antagonistes «pour» les investissements directs à l’étranger dans les terres ou «contre» le soi-disant accaparement des terres. Cependant, refuser d’accepter que les investissements à grande échelle dans les terres cultivables sont une nouvelle réalité en Afrique entravera le dialogue sur des cadres institutionnels et réglementaires plus efficaces et rationnels, visant à atténuer les coûts et à tirer profit des retombées potentielles des investissements. Le livre suggère avant tout que, malgré la nécessité de réformes juridiques, celles-ci devraient être précédées par des réformes institutionnelles renforçant les fonctions de réglementation, par opposition aux fonctions de facilitation, des autorités gouvernementales et coutumières. Réaliser de telles réformes n’est pas une tâche simple. Comme évoqué précédemment, les alliances locales entre l’état et l’élite misent sur les ambiguïtés et lacunes juridiques dans l’application et la mise en œuvre des lois, afin de saisir et d’assimiler des nouvelles opportunités de commerce. Ceci sert alors d’articuler et de promouvoir les intérêts du capital mondial et de renforcer les structures d’accumulation existantes, plutôt que de fournir les bases nécessaires à la réalisation de réformes institutionnelles.

Pour aborder ces problèmes, un certain nombre de recommandations politiques sont proposées dans cette note d’information.

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